J'ai des souvenirs. Non, ce ne sont pas des souvenirs, il s’agit plutôt de sensations, voilà. Des sensations qui naissent d'un enchevêtrement de visions, certaines claires, d'autres un peu floues, mais évocatrices à leur manière.
Je peux vous décrire un lieu et un moment où je crois avoir vécu cette expérience, mais je suis incapable de la situer sur la ligne du temps de ma vie ou dans un espace géographiquement donné. J'ai donc des doutes sur les événements que je vais vous raconter, à tel point que si je ne pouvais pas décrire aussi bien que je vais le faire les sensations réelles, tactiles et visuelles, je vous dirais que c'était un rêve.
Oui, cela devait sans doute être un rêve.
La raison est assez évidente, il n'y a aucune trace de ces visions dans ma mémoire externe et puis, avouons-le, de nos jours il n’y a plus personne qui se promène sans tout enregistrer, filmer, photographier avec son smartphone. Pourtant, mon cerveau n'a pas pu inventer tout cela de toutes pièces, il a dû élaborer une pensée à partir d'une information.
Beaucoup d'informations, un tas d'informations.
Les voici : je vais y réfléchir de façon claire et ordonnée pour les partager dans la mémoire collective globale. Quelque part, il doit bien y avoir quelqu'un qui a une explication pour moi, des noms, un lieu, une raison pour laquelle j'ai vécu tout cela. Il y a toujours quelqu'un qui a une réponse. Or, j'ai la nette impression que j'ai besoin de cette réponse.
Maintenant je dois faire un gros effort de concentration, restez avec moi.
Voilà où je suis
Il fait chaud, il fait lourd, on est en plein été. C’est le début de l'après-midi, me semble-t-il, car le soleil m'éblouit, pas d’ombre, pas un nuage dans le ciel. La chaleur monte de l'asphalte, il y a beaucoup d'asphalte. Une ville, de grands espaces, des bâtiments imposants. Mes visions ont des contours flous dans l'air dense d'humidité, je suis dans le sud de l'Europe.
J'entre dans le hall d'un bâtiment, je descends les escaliers, je me retrouve au sous-sol et je ressens enfin un peu de fraîcheur. Je parcours un couloir et entre dans une salle. Il n'y a personne.
La salle est vide, rectangulaire, avec un plafond bas. Tout est rangé, propre. Il n'y a pas de mobilier, en réalité il y en a un peu, quelques chariots en acier. L'acier, oui, le blanc et la lumière froide, celle des tubes fluorescents qui éclairent tout indistinctement. C’était, me semble-t-il, un endroit aseptique, comme un hôpital, une salle d'opération. Non, ce n’est pas ça.
C’est un endroit où tout est méticuleusement ordonné, catalogué, comme si c'était des preuves de quelque chose. Un laboratoire ? Les espaces d'un musée fermés au public? Un département universitaire ? Peut-être. Cependant, quelque chose dans l'organisation des éléments me dit que rien n'est laissé au hasard, comme si tout cela était aménagé pour un public, pour des visiteurs.
Pièce / 1
En me dirigeant vers une étagère en acier, je suis attiré par l'ordre dans lequel je vois les choses colorées qui y sont exposées : des minéraux de différentes formes, tailles et nuances. Les couleurs brillantes et vives des objets, ainsi que la surface rose sur laquelle ils sont placés, sont mises en valeur par la lumière venant du haut, par quelques petits appareils fixés à la partie supérieure de la structure.
Tout est visible, l'essentialité de la bibliothèque, les prises électriques et les câbles des luminaires qui dépassent du haut, rien n'est caché. Pas de fioritures, pas d'embellissements. Je remarque que les petites lampes sont fixées d'une manière inhabituelle, avec les ressorts de fixation visibles. Je me demande qui a bien pu les installer ainsi, pourtant leur style s'intègre parfaitement au contexte, ça ne peut pas être un hasard. J’observe de plus près le projecteur coloré : il possède une base magnétique qui le maintient sur la structure en acier.
Je me concentre sur les objets exposés, la surface des éléments rocheux a été en quelque sorte manipulée, leur texture froide atténuée par une intervention vivante, humaine. Des pierres, des roches, des minéraux, pourtant quelque chose me dit qu'ils communiquent comme de la matière vivante.
Pièce / 2
Je déplace mon regard de la structure en acier vers le mur à côté.
Une peinture. Non, une photo. Une photo qui capture une composition artistique, dirais-je.
Elle a quelque chose de momentané, de précaire, elle semble prise dans ce déséquilibre qui prélude au mouvement. Comme si le cliché avait saisi un moment déjà passé, l'arrêtant à tout jamais. Une sculpture créée dans l'acte même de la photographier ? Et après ? Qu'est-elle devenue ? Il ne reste que l’image qui la rend éternelle.
Les objets photographiés ont un aspect différent des minéraux que je venais d'observer, je ne pense pas qu'il s'agisse d'éléments naturels, ils sont légers, gracieux et ont des couleurs vives, même s’ils sont usés par le temps, ou peut-être par l'atmosphère.
S’il s’agit d’une exposition d'art, c'est plutôt singulier, me suis-je dit.
Les expositions auxquelles je pense exploitent des ambiances moins éclairées et font ressortir de l'ombre chaque œuvre par contraste grâce à une lumière d'accentuation qui la place sur un piédestal. Dans cet espace, une lumière uniforme relie tout ce qui est exposé, au lieu de l'isoler, comme si les œuvres parlaient le même langage et que le message était sans équivoque. Dans l'homogénéité de l'éclairage général, je remarque sur l'œuvre accrochée au mur des ombres et des lueurs générées par le haut et par le bas par deux tout petits projecteurs, ce qui renforce la sensation de tridimensionnalité de cette photosculpture.
Pièce / 3
Un petit chariot en acier : on dirait bien qu'il sort d'un bloc opératoire. Un projecteur dont la tige est également en acier illumine les deux sculptures exposées. Dans ce cas, les câbles électriques et les prises de courant sont également visibles.
J'observe la plus petite, un requin bipède, une créature mi-requin mi-dinosaure. Maintenant la plus grande, un animal à trois têtes : ce sont des cobras au corps de cheval. Serait-ce des créatures mythologiques ?
Elles semblent être toutes deux oxydées, érodées par le temps, récupérées... resurgies, oui. Des vestiges retrouvés. Elles ont quelque chose de tendre, ne riez pas, mais lorsque je les regarde, je ne peux m'empêcher de me souvenir de l'époque où j'étais enfant. Je jouais avec des animaux miniatures et ma mère m'appelait de la cuisine pour le dîner... Il y a quelque chose qui ne colle pas : elles ont l'air anciennes, des pièces archéologiques, et pourtant elles me parlent d'un passé qui n’est pas si lointain. Après tout, je ne suis pas si vieux, comment peuvent-elles communiquer avec moi ?
Pièce / 4
Je me déplace dans la salle. En observant l'espace, je suis attiré par un renfoncement, une niche.
Ici, un piédestal accueille et présente trois petites roches de différentes compositions. Trois épées sont plantées dans chacune d'elles, les épées dans la pierre, faites d'un matériau transparent et impalpable. En effet, il me semble impossible qu’elles puissent avoir transpercé des roches aussi solides en apparence. Ce contraste me fascine.
Je lève les yeux pour comprendre d'où vient la lumière qui éclaire ce contraste de matière : un minuscule projecteur, camouflé chromatiquement avec le contexte blanc, enveloppe l'œuvre et son piédestal par le haut.
Je détourne les yeux de la sculpture, me retourne et jette un dernier regard d’ensemble sur l'espace.
D'autres œuvres attirent mon attention, leur texture rocheuse rencontre un élément impalpable qui ressemble à une bulle, c'est comme si elles émanaient la vie. Une voix hypnotique accompagne des séquences d'images qui se succèdent. Enfin, je découvre une œuvre en bronze posée sur une surface.
Puis les ténèbres m'enveloppent.
Notes finales
Voilà tout ce que j'ai vu, touché, pensé. Je suis épuisé à force de fouiller dans mon esprit pour en extraire les sensations une à une, mais je suis certain que celles-ci, confiées à la mémoire collective globale, se transformeront en explications et en réponses.
J’avais l'impression qu'il s'agissait d'indices, de preuves documentaires, que quelqu'un avait patiemment collectés, catalogués et exposés, je sentais aussi que ce n’était pas simplement des séquences froides d'artefacts et de pierres, mais qu'il y avait dans ces objets quelque chose de vivant, de sensible, d’humain. Ils me parlaient, de quelque chose qui m'était proche, mais c'était comme s'ils venaient de loin.
Le résultat d'une fouille archéologique ? Oui, peut-être, mais de quand datait-elle ? De quelle époque et de quel lieu les découvertes témoignaient-elles ? Ces objets appartenaient-ils à une société contemporaine des catalogueurs, ou passée, disparue ? Peut-être ai-je observé une capsule temporelle, un message pour la postérité, pour moi-même ? Ai-je vraiment voyagé dans le passé ou dans le futur ?
Je ne trouverai aucune réponse dans la linéarité de ma conception temporelle, je le crains.
J'ai tout vu, passé, présent, futur. Était-ce un rêve ?
Réponses de la mémoire collective globale
Exposition : WHEN TIME DREAMS réalisée par Mano Leyrado
Espace d’exposition : THE COMPANY STUDIOS
Adresse : Via California 7, Milano, Italia
Dates : 8/06/22 - 16/09/22
Artistes exposés :
PIÈCE / 1 : Hunter Longe, États-Unis
PIÈCE / 2 : Griffini in Tamborini, Italie
PIÈCE / 3 : Joshua Goode, États-Unis
PIÈCE / 4 : Nicolau Dos Santos, Portugal / Stephanie Blanchard, France
Anna Zachariades, Allemagne
Flavia Visconte, Argentine
Yunsun Kim, Corée
Julia Pereyra, Argentine